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✿ Dis moi mon p'tit champignon. T'es né ici ou pas ?Tu viens d'où sinon ? T'aimes le coin ou pas du tout ?
Y’a que les deux dernières générations O’hara à Eastcliff, ma mère elle s’est barrée de son Australie natale quand elle a appris qu’elle était enceinte de moi. Sans en avertir le père, que je n’ai jamais vu. Du coup, elle est tombée à Mons en Belgique, dans un coin tout paumé, dans une maison entourée de p’tits vieux. C’était calme, là-bas, ça parlait de fête nationale du dragon et de Sainte Waudrue. Tout un tas d’trucs dont tu te fous totalement si t’as pas soixante ans ou ta famille sur six générations dans l’cimetière local. Malgré ça, on s’est bien plus là-bas. C’tait la ville dans laquelle j’étais née, et j’y suis toujours attachée quoi que j'en dise.
Ma mère, elle se démerdait comme elle pouvait avec son petit CV bien vide, elle essayait de ramener du fric à la maison. Mais surtout pas d’mecs. Les mecs ils étaient bannis, les mecs c’étaient persona non grata.
Sauf que.

Sauf qu’au bout de quatre, cinq ans, elle a commencé à ressortir avec quelqu’un. Un homme sympa, cultivé, sociable, attentionné. TU LA SENS ARRIVER, LA MERDE ?
Eh bien, elle est venue sous la forme d’un petit spermatozoïde de rien du tout. En un soir, BAM ! Maman s’retrouvait enceinte. Elle a encore paniqué et mis les voiles. En m’emportant avec, merci bien. Bonjour l’exemple parental tout de même.
T’as un problème ? Fait comme mama O’hara, sauve-toi les miches à l’étranger !

Du coup on est arrivés à Eastcliff quand j’avais sept ans, quelques mois avant l’arrivée d’mon petit frère. On y est restés (dieu merci, aucun autre gosse n’est arrivé dans la fratrie depuis Rory), et j’me plais bien en Irlande. C’est pas toujours calme, mais c’est plus intimiste qu’une grosse ville, ça donne l’impression d’être dans une grande famille remplie de cousins et de cousines un peu bizarres sur les bords, mais sympas quand même. T'as envie de te taper le boucher parce qu'il est reloud avec ses blagues de tonton raciste et alcoolique, mais tu accoures chez lui quand il te demande de garder son fils pour une soirée. J’ai pas envie d’foutre le camp, j’me suis habituée à voir le maire s’balader tel un touriste dans les rues puantes de relents de poisson.
Nan, je n’vais pas faire comme ma mère et m’barrer à la première grossesse venue. Et puis, comme on dit, la plus belle robe c’est toujours la capote alors…

✿ T'sais, j'aimerais bien que tu me parles un peu de ta vie. Tu fais quoi de ton temps libre ? Et ton métier c'est quoi ?
D’abord les hobbies. C’est toujours mieux d’commencer par là, le réconfort en prévision de l’effort. Fût-il un temps où je savais jouer de la guitare mais j’dois avouer que j’ai décroché. J’ai essayé le cirque, aussi, mais ça ne m’a pas retenue bien longtemps. En revanche, sans dire que j’excelles je me suis toujours donnée à fond dans l’escalade.
L’escalade. Urbaine, en salle, en falaises. Grimper. Monter. Ma passion, ma putain d’passion qui passe juste après mes cheveux multicolores. L’escalade, c’est l’truc dans lequel j’suis tombée toute petite et j’n’ai jamais su en démordre. Fuyez si vous m’entendez parler d’ça, je vais probablement essayer de vous enrôler et vous n’allez tout aussi probablement pas survivre à la première séance…
Sinon j’ai quelques passe-temps un peu bizarres. J’me tape souvent l’incruste dans les fêtes auxquelles je ne suis pas invitée, j’tarde la nuit sur la grève avec les types pas très recommandables, j’fais la collection obsessionnelle des capsules de bière, j’ai fait de la discorde entre colocs une vraie discipline… la liste est longue. J’aime souffrir un peu, j’aime vivre au jour le jour, j’aime profiter d’ma jeunesse comme pas permis.

Pourtant, y’a bien des choses que je dois faire, voyez ? Par exemple, des études. J’en ai fini avec ça l’année passée, quatre ans de traduction qui m’ont bien suffi. Anglais – of course – Français et Néerlandais. Effectivement, on peut dire que je ne me suis pas foulée quand on sait que sur les trois, deux sont mes langues maternelles. Pour l’instant ça ne me rapporte pas gros, parce que je n’ai pas encore vraiment cherché à valoriser ce diplôme. Mais je fouine au niveau de l’administration de la ville, voir si on n’a pas besoin d’moi de ci de là.
En attendant, je bosse au bar à sushis de la ville, PARCE QUE LES SUSHIS C’EST LA VIE (et non le gras comme dirait un certain chevalier) (les vrais savent). L’équipe est bien et l’patron n’est presque jamais fâché quand j’arrive trente minutes en retard, une vraie crème. J’pense que s’il pouvait nous adopter tous, l’équipe et moi, ça ferait longtemps que j’aurais changé de nom de famille. Le soir, je change de tenue et je me pointe au Fitzgerald’s, un des bars de la ville en principe ouvert jusqu’à minuit, en pratique jusqu’à parfois quatre heures du mat’. Disons qu’on n’aime pas virer les gens, c’pas poli et puis ça n’aide pas l’alcool à s’écouler. Alors on demande rarement aux clients de partir, quitte à finir la soirée avec eux.
Vous pouvez interpréter par vider les stocks avec eux, oui.

Mais il ne faudrait pas croire qu’il n’y a que le travail, la nourriture et l’escalade dans ma vie. Les gens, ils comptent beaucoup pour moi, bien plus que tout. Enfin, l’amour avec un grand A, j’suis même pas sûre qu’il existe. Des types avec qui tu t’entends bien, des filles avec qui t’accroches, oui. Mais pas d’prince charmant sur son beau destrier blanc. Des deux, j’prends l’cheval et j’le chevauche jusqu’au plus profond des prairies.
Non, quand j’parle de ceux pour qui je pourrais tout quitter, j’parle plutôt de mes proches amis (à ne pas confondre avec colocs), ma mère et mon frère. Surtout ces deux derniers.
Soren l’Australienne, la voyageuse, la fuyarde, l’inconsciente, la fille de dix-neuf ans mise en cloque par son p’tit ami. Soren, celle qui a sacrifié tellement de choses pour nous donner un semblant de vie normale et compenser l’absence de père. Cette femme qui m’a légué toute sa folie et sa joie de vivre.
Rory le p’tit frère surprotégé, le gamin dont j’ai moi-même décidé du prénom (oui, ma mère a grillé sa carte quand elle a choisi le mien), celui avec qui j’ai toujours tout partagé malgré nos sept ans de différences. Les engueulades, les rires, les « T’fais chier connasse ! » et les « Va te faire foutre p’tit con » qui fusent, les demi-sourires complices.
Ma famille, mon clan, ma tribu. Le premier qui touche à eux j’le bute, compris ?
Mais avec le sourire.
C’est important le sourire.

Connard.

✿ J'suis pas psy mais bon, si t'as besoin, tu peux tout me raconter. J'suis commère. Tu le sais ?
Y’a rien d’exceptionnel à raconter sur ma vie. Des tournants décisifs ? Ma naissance, mon déménagement, mon premier changement capillaire. Un rose bien flash, je m'en souviens comme si c’était hier, j'en ai presque la larme à l’œil. J’étais à la porte de la coiffeuse d’Eastcliffs, avec mes billets roulés dans ma poche gauche. Il avait plu, le sol était mouillé, et quand j’suis entrée le carillon a sonné deux fois (signe du destin j’vous dis !). Elle m’a regardée, elle m’a souri, j'ai senti mon cœur battre et…
Ouais, tout le monde s’en bat lec’. Et non je ne suis pas amoureuse de la coiffeuse.

Ma vie elle est aussi banale que celle du voisin de la fille de la sœur du jardinier du père de ta mère (le voisin de la nièce du jardinier d’ton grand-père en clair). Une existence insignifiante, sans queue ni tête (ou alors avec beaucoup de queues pour un nombre égal de têtes (je parlais des queues de billard enfin (pervers))), qui n’changera pas la société.
Moi j’suis madame tout le monde, et ça me plait. J’espère juste qu’au moins j’me suiciderai pas comme le voisin de la nièce du jardinier d’ton grand-père. C’est con, on l’a retrouvé pendu aux tuyaux de sa salle de bain parce qu'il n'a pas supporté la dernière défaite du Real.
Quoi, tu le savais pas ? Oups.